Publié le 2021‑02‑14 à 01:20 TU par Pierre Paquette
Alors que la troisième mission habitée lunaire, Apollo 13, était sur le point d’être lancée, une montre inhabituelle a été mise sur le marché par Helbros Watches : une « montre lunaire ». Conçue en collaboration avec Dr Kenneth L. Frankin, astronome au planétarium Hyden, elle indiquait le temps non en années, mois, jours, heures, minutes, et secondes, mais en lunaison, lunes, lunheures, centilunheures, et millilunheures.
Voici le peu de choses que j’ai pu glaner sur le sujet.
À la fin des années 1960 et au (tout) début des années 1970, la Lune était très à la mode. Avec le succès de la première mission lunaire habitée, Apollo 11, tous les rêves étaient permis. Les prochaines étapes allaient non seulement être d’envoyer d’autres astronautes, mais même d’installer sur la Lune des bases permanentes et même d’y ériger des villes. Bien que ce rêve subsiste dans l’esprit de certains visionnaires comme Elon Musk, on le retrouve la plupart du temps dans des fils, comme Star Trek : Premier Contact (1996) :
COCHRANE : Quoi ? Vous n’avez pas de lune au vingt-quatrième siècle ?
RIKER : Certainement, qu’on en a une ! Mais elle est très différente. Cinquante millions de personnes vivent sur la Lune à mon époque. Vous pouvez y voir Tychoville, la Nouvelle-Berlin, même le lac Armstrong par une journée comme celle‑ci.
Éventuellement, quelqu’un s’est demandé comment mesurer le temps sur la Lune : le système de 24 heures utilisé sur la Terre n’y serait d’aucune utilité, puisque le soleil y est levé pendant 14,75 jours terriens à la fois. Un nouveau système devait être conçu. Le plus évident allait être d’utiliser les lunaisons — le temps passé entre une nouvelle lune et la prochaine, et qui peut être comparé au jour lunaire – et de les diviser. Puisqu’une lunaison dure 29,530587981 jours terrestres (29 j 12 h 44 min 02,8016 s), la division la plus logique était en 30 : dans le système de Franklin, ces divisions sont les lunes et durent chacune un peu moins d’une journée terrestre. Chaque lune est à son tour divisée en 24 lunheures d’une durée d’un peu moins d’une heure terrestre chacune. Puis, rompant avec la tradition millénaire du système sexagésimal, Franklin a choisi de diviser chaque lunheure en 100 centilunheures de 10 millilunheures chacune.
Helbros Watches a commencé à fabriquer des montres spéciales utilisant ce système. Une de ces montres a été offerte à Richard Nixon, alors président des États-Unis, mais il semble que les autres copies aient du maille à trouver preneur. On peut supposer que les humains, coincés à la surface de la Terre, ne voyaient pas le besoin dépenser ce qui devait être une rondelette somme d’argent pour acquérir quelque chose qui ne pourrait être d’aucune utilité pratique sur notre bonne vieille planète…
Très peu d’information est disponible sur la correspondance exacte du « temps lunaire » avec le temps terrestre. La seule référence que j’ai trouvée en ligne est un article du New York Times publié le 8 avril 1970, qui mentionne deux points de base :
Il est prévu que les astronautes d’Apollo 13 se posent sur la Lune 45 centilunheures après la 22e lunheure de la neuvième lune de la 585e lunaison, selon le Dr Kenneth L. Franklin, astronome au planétarium Hayden.
Pour les terriens, ce sera 21:55, heure normale de l’Est, le 15 avril 1970.
[. . .]
Quand la conférence de presse s’est terminée à précisément 3 centilunes [sic] après la 8e lunheure de la première lune de la 585e lunaison (11 h hier matin [7 avril 1970, heure normale de l’Est]) [. . .]
Mesurer la différence en temps lunaire et celle en temps terrestre entre les deux moments, et diviser l’un par l’autre, fournit le point de départ du système, soit le jour julien 2423430,71104534 (11 janvier 1923, à 05:03:54 TU) et que chaque lunaison dure 29,4908439117438 jours terrestres. Toutefois, comme indiqué ci-dessus, la lunaison réelle est un peu plus longue que cela, et l’ère (date de départ) ne semble coïncider avec aucun événement notable.
Jour julien :
- - @ : TU
En jouant un peu avec les nombres, et en conservant la durée réelle d’une lunaison, j’ai trouvé que d’utiliser le jour julien 2423407,013853 (18 décembre 1922, à 12:19:56 TU), qui correspond en fait à une nouvelle lune, et la durée réelle d’une lunaison donne un des résultats très similaires à ceux mentionnés dans l’article du New York Times : 585‑1‑18‑88 et 585‑10‑9‑3, respectivement. En soustrayant 0,01469 à chaque lunaison non arrondie, on obtient même précisément 585‑9‑22‑45 pour le moment d’arrivée d’Apollo 13 sur la Lune (n’eut été de leur accident…), tout comme dans l’article — et 585‑1‑8‑31 pour le moment où la conférence de presse s’est terminée. Serait-ce possible que l’article contienne une erreur ou une coquille ? C’est mon avis – après tout, ils ont bien écrit « centilunes » au lieu de « centilunheures » dans ce paragraphe —, mais cela soulève une autre question : pourquoi soustraire 0,01469 ?
Une chose à considérer est qu’il était peut-être impossible de construire une montre qui suive précisément le modèle mathématique élaboré par Franklin, alors peut-être que des corrections ont dû être faites. La soustraction de 0,01469 pourrait ne s’appliquer qu’à 1970, ou même qu’à certaines dates en 1970. D’une façon ou d’une autre, si j’applique le système à 2021, j’ai une erreur de seulement quatre heures pour la nouvelle lune de février — ce qui est très acceptable et même normal, puisque chaque lunaison ne dure pas exactement 29,530587981 jours — ceci est une valeur moyenne, les extrêmes connus étant le « mois lunaire terminé le 17 juillet 1708 [qui] a duré 29,271819 jours (29 jours, 6 heures, 31 minutes, et 25 secondes), [et] celui qui s’est terminé le 14 janvier 1611 et a duré 29,832568 jours (29 jours, 19 heures, 58 minutes, et 54 secondes) ».
Néanmoins, j’ai décidé d’esssayer de créer une simulation interactive de la montre lunaire d’Helbros (ou la « Luna-Lectric », comme elle semble avoir été appelée — voir image ici). L’algorithme mathématique utilisé ici est le suivant :
$$ \begin{array}{rcl} A & = & \displaystyle \frac {Jour\ julien - 2423407.013853} {29.530587981} - 0.01469 \\ \\ Lunaison & = & \lfloor A \rfloor \\ \\ B & = & 30\ (A - Lunaison) \\ \\ Lune & = & \lfloor B \rfloor \\ \\ C & = & 24\ (B - Lune) \\ \\ Lunheure & = & \lfloor C \rfloor \\ \\ D & = & 100\ (C - Lunheure) \\ \\ Centilunheure & = & \lfloor D \rfloor \\ \\ Millilunheure & = & \lfloor 100\ (D - Centilunheure) \rfloor \\ \end{array}$$Le nom de l’entreprise est une contraction de Helbein Brothers. Elle était à l’origine basée en Suisse, mais (au moins) certaines de ces montres étaient fabriquées en Allemagne de l’Ouest.
L’entreprise Helbros Watch a été achetée en 1968 par Victor Kiam, des rasoirs Remington. Il l’a vendue en 1977. Son dernier propriétaire connu était Jules Jurgensen, qui indique maintenant sur son site web ne plus être en affaires, mais toujours honorer la garantie de ses montres.
Les gens de ma génération et plus âgés se souviendront peut-être de Victor Kiam comme étant l’homme qui a « tellement aimé le rasoir qu[’il a] décidé d’acheter la compagnie », comme il le disait lui-même dans les pubs à la télé.