Le fait que nos ancêtres craignaient les éclipses, tant solaires que lunaires, ne nous est pas étranger. Christophe Colomb s’est d’ailleurs servi de cette peur pour amadouer les peuples indigènes de la Jamaïque, où il avait dû passer un hiver, en leur racontant que les dieux étaient avec lui et que leur colère allait paraître sous la forme d’une éclipse — colère due au fait que Colomb ne recevait pas le traitement qu’il aurait voulu. Hergé s’est peut-être inspiré de cette histoire pour écrire la scène où Tintin évite de se faire sacrifier en prédisant à son tour une éclipse solaire aux descendants d’Incas qui le menaçaient.
Beaucoup plus récemment, certaines personnes mal intentionnées ont profité de l’ignorance scientifique d’autrui en prédisant la fin du monde lors de l’éclipse solaire du 11 août 1999 (totale en Europe), la présentant comme la « dernière du millénaire » (bien qu’il y ait eu des éclipses, quoique pas totales, en 2000, la vraie date de la fin du millénaire) et annonçant le retour de Jésus Christ, un des événements préambules de l’Apocalypse.
Mais la cause exacte des éclipses a été comprises il y a quand même assez longtemps par les Babyloniens et les Grecs, notamment — même que les premiers avaient développé un algorithme leur permettant de prédire, avec un certain succès, les éclipses lunaires, et en moindre efficacité, les éclipses solaires aussi. Bien qu’une périodicité de quelque 18 ans existe (voir l’onglet « Science »), elle n’est pas évidente à distinguer pour ce qui est des éclipses solaires, puisqu’une éclipse sera répétée après cette période — en fait, 18 ans 11 jours et un tiers environ — à quelque 120° de distance sur la Terre, ce qui empêche généralement l’observation de deux éclipses successives d’une même région géographique. Ainsi, il est faux de croire que ce « retour » des éclipses ait pu servir avant l’avènement des voyages ou tout du moins des communications à grande distance — mais il ne faut pas non plus sous-estimer nos ancêtres pour autant…
La première éclipse qu’il nous soit possible de dater aurait eu lieu en l’an… euh… bien… nous ne le savons pas avec certitude ! En effet, puisque les rares textes très anciens mentionnant le phénomène n’indiquent pas clairement « il y a eu une éclipse [solaire ou lunaire] telle date », tout demeure question d’interprétation — et c’est encore pire quand on trouve des artefacts précédant l’invention ou l’usage de l’écriture par une civilisation donnée ! Par exemple, des pétroglyphes (gravures ou peintures sur des pierres ou rochers) en forme de spirales, retrouvés en Irlande, ont été interprétés par certains comme étant en lien avec une éclipse solaire ayant eu lieu en 3340 AÈC.
Même quand le document original est écrit à proprement parler, sa datation n’est pas toujours des plus évidentes. Par exemple, la tablette cunéiforme KTU 1.78 (ci-contre), découverte dans les ruines d’Ougarit (auj. Ras Shamra, Syrie) en 1948, se traduit par :
Au . . . jour de la nouvelle lune du (mois de) ḫiyaru le Soleil est descendu, son portier était Ršp
Deux foies ont été examinés : danger.
— Teije de Jong et Wilfred Hugo van Soldt. « The earliest known solar eclipse record redated. » Nature, Vol. 338, Nº 6212 (1989): 238–240.
Les auteurs concluent que cela fait référence à l’éclipse solaire du 5 mars 1223 AÈC, sur la base que Ršp (ou Rashep) est une divinité associée à la planète Mars. La portion non traduite ( . . . ) au début est décrite plus tard comme pouvant référer à la sixième heure du jour, en supposant que celui-ci ait été divisé en dix heures du lever au coucher du soleil, comme en Égypte.
Mais le même texte a été interprété par des auteurs précédents comme faisant référence à l’éclipse du 3 mai 1375 AÈC (Sawyer et Stephenson 1970), ou encore à un lever héliaque de Mars d’une date indéterminée (Hunger et Walker, non publié). Aussi, Mostert (1989) est d’avis que le texte puisse faire référence à une éclipse partielle plutôt que totale, avec trop de possibilités pour lui assigner une date spécifique, et Pardee et Swerdlow (1993) opinent plutôt qu’il s’agissait du coucher héliaque de Mars à une date indéterminée.
Les Mésopotamiens avaient déjà une idée du mécanisme des éclipses et de la possibilité qu’une éclipse se produise ou non dès le début du septième siècle avant l’ère commune, sinon même avant. Par exemple, la tablette ci-contre indique que « la Lune sera vue [avec] le Soleil le 15e jour d’Elul, elle laissera [l’éclip]se passer . . . elle ne [la] causera pas » ; cette tablette a été inscrite pendant l’Empire néo-assyrien (911–609 AÈC). Bien entendu, les techniques et les résultats ont connu une amélioration avec le temps, bien que n’atteignant jamais la perfection. (Un excellent résumé, d’où provient la citation ci-dessus, peut être trouvé dans « Eclipse Prediction in Mesopotamia » de John M. Steele, Archive for the History of Exact Sciences, Vol. 54 (2000): 421–454. Plus de détails sont donnés dans le livre du même auteur, Observations and Predictions of Eclipse Times by Early Astronomers, Springer, 2000.)
L’astronome grec Ptolémée (v. 100–v. 170 ÈC) présente, dans son monumental Almageste, une méthode pour calculer l’occurrence des éclipses solaires et lunaires. À son époque, le mécanisme des éclipses était déjà parfaitement élucidé : la Lune cache, en tout ou en partie, le disque solaire, ou l’ombre de la Terre tombe sur la Lune. Sa technique consiste d’abord à trouver les syzygies (alignements) Soleil–Lune–Terre ou Soleil–Terre–Lune, donc les dates des pleines et nouvelles lunes. On vérifie ensuite la latitude de la Lune à ces occasions, et, si celle-ci est propice, on vérifie les circonstances exactes. Une centaine d’années environ après la publication de l’Almageste, Théon d’Alexandrie calcule — et observe — d’ailleurs l’éclipse solaire du 16 juin 364 en se basant sur la méthode décrite dans l’Almageste et dans un ouvrage ultérieur de Ptolémée, les Tables faciles. Ce calcul est détaillé par Toomer dans sa traduction anglaise de l’Almageste, dans un appendice dont j’ai traduit cet exemple.